Annales de démographie historique, 2000 n°2

Famille et parenté : le renouvellement des approches

Sommaire

Patrice BOURDELAIS et Vincent GOURDON, L’histoire de la famille dans les revues françaises (1960-1995) : la prégnance de l’anthropologie 

Paul-André ROSENTAL, Les liens familiaux, forme historique ?  

Luigi LORENZETTI et Muriel NEVEN, Démographie, famille et reproduction familiale : un dialogue en évolution 

Guy BRUNET et Alain BIDEAU, Démographie historique et généalogie 

Maria Luiza MARCÍLIO, La démographie historique en Amérique latine: un bilan 

Scarlett BEAUVALET-BOUTOUYRIE, La femme seule à l’époque moderne: une histoire qui reste à écrire 

Varia

Nöel BONNEUIL, Les modèles de populations à l’épreuve de l’histoire 

Pierre DARMON, Une tragédie dans la tragédie: la grippe espagnole en France (avril 1918-avril 1919) 

Isabelle ATTANÉ et Jean-Marc ROHRBASSER, , De la multitude de la Chine: perceptions européennes d’un Empire au siècle des Lumières 

Patrice Bourdelais et Vincent Gourdon

L’histoire de la famille dans les revues françaises (1960-1995) : la prégnance de l’anthropologie Paul-André ROSENTAL, Les liens familiaux, forme historique ?

Résumé

Ce bilan historiographique de l’histoire de la famille repose sur l’analyse de cinq grandes revues d’histoire françaises de 1960 à 1995. Il met en évidence la multiplication des articles publiés au cours des années 1960-1970, qui traduit et construit à la fois la nouvelle légitimité de l’histoire de la famille. Chaque revue présente quelques spécificités chronologiques mais plus encore des choix thématiques et méthodologiques différents. Les approches qualitatives, de plus en plus présentes en dépit du poids longtemps important de la méthode Henry, se diversifient. Le thème « alliances matrimoniales et systèmes d’héritage » devient en particulier très attractif ; il traduit l’influence de la confrontation majeure des historiens avec l’anthropologie depuis le début des années 1970. Les effets de ce dialogue se retrouvent aussi en partie dans les déplacements récents : par exemple dans l’intérêt pour la construction des généalogies, des parentèles, et pour la mobilisation des réseaux de parenté, en particulier lors des périodes difficiles, à des fins patrimoniales de reproduction et de promotion sociales. Discret jusqu’à ces dernières années, le dialogue avec la sociologie ne peut que ressortir renforcé de cette nouvelle étape.

Summary

This historiographical evaluation of the history of the family analyzes five major reviews of French history from 1960 to 1995. It focuses on the multiplication of articles published between 1960 and 1970, a reality that highlighted new legitimacy for the history of the family. Each review presents a certain number of chronological specificities, but even moreso, a variety of methodological and thematic choices. Qualitative choices, increasingly present despite the longstanding prevalence of the Henry method, are diversified. Consequently, the theme “matrimonial alliances and systems of inheritance” becomes particularly attractive: indeed, it translates the influence of the major confrontation between historians and anthropologists since the beginning of the 1970s. The results of this dialogue can also be found in recent restructuring, for example, in the growing interest for the construction of genealogies, family lines, and for the mobilization of family networks, in particular during difficult periods with the patrimonial goal of reproduction and social promotion. Discrete up until now, dialogues with sociology will most probably emerge reinforced by this latest development.

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Paul-André Rosental

Les liens familiaux, forme historique ?

Résumé

L'histoire de la famille, en privilégiant le ménage aux dépens de la parenté, a révélé la prépondérance ancienne de la famille nucléaire dans plusieurs régions du monde. Puis l'anthropologie historique, avec son suivi des cycles de vie, des transmissions patrimoniales, des renchaînements d'alliance, a montré l'importance des liens de consanguinité, surtout en cas de partage égal de l'héritage, où la lignée prime sur la maison. L'analyse des stratégies familiales et des généalogies, puis la micro-histoire, ont compliqué la définition des structures de famille, et mis à mal l'idée de solidarités familiales « naturelles ». L'analyse matérielle (circulation du crédit dans le couple, rôle de la dot), doublée d'une analyse juridique (obligations d'entraide dérivées du Code Justinien) permet aujourd'hui de revenir sur les liens entre famille et institutions. à l'idée d'un contrôle unilatéral se substitue celle de manipulations réciproques : bien avant l'état-Providence, elles débouchaient souvent sur une individualisation des cas soumis à la protection collective.

Summary

History of the family, has primarily focused on household rather than family ties, and underlined the long standing dominance of nuclear family throughout wide areas of the world. Then historical anthropology, has explored life cycles, transmissions of wealth and patterns of alliance, demonstrating the importance of consanguinity. In the systems of equal sharing of inheritance especially, family lineage takes precedence over the household. The use of genealogies, the concept of “family Strategies”, the development of micro-history, have made the definition of family structures more complex and challenged the idea of a “natural” family solidarity. Today, both material analysis (circulation of credit within the couple, role of dowries) and juridical analysis (family obligations derived from the Justinian Code) allows to revisit the links between family and institutions: rather than in a univocal social control, they seemed to consist in reciprocal manipulations. Long before the welfare state, implementation of social protection within the community depended on a dialectic betwen collective, formal criteria and individual, concrete cases.

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Luigi Lorenzetti et Muriel Neven

Démographie, famille et reproduction familiale : un dialogue en évolution

Résumé

Les tendances les plus récentes de la recherche historique relatives à la reproduction familiale mettent en évidence l'élaboration progressive d'un dialogue interdisciplinaire qui croise les temps des individus, des familles et des communautés. Au cours des dernières années, la démographie historique d'une part, l'histoire de la famille et l'ethnologie d'autre part, ont tissé des liens de plus en plus étroits. La première a concentré son regard sur l'influence des processus démographiques sur les formes familiales, les deuxièmes se sont efforcées d'illustrer l'impact des systèmes familiaux sur les dynamiques démographiques. Les résultats ont amplement illustré la variété des solutions mises en œuvre par les familles pour assurer leur reproduction. Loin de constituer une limite aux possibilités d'interprétation des systèmes familiaux, cette variété représente, au contraire, une véritable richesse, d'autant que l'apport de méthodes nouvelles, parmi lesquelles l'Event History Analysis devrait permettre de mieux évaluer l'impact du court terme, de l'accidentel, sur les stratégies de long terme à l'échelle familiale, c'est-à-dire celles de la transmission entre générations.

Summary

The most recent trends of historical research relating to family reproduction sheds light on the progressive elaboration of an interdisciplinary dialogue which mixes individuals', families' and communities time. During the last few years, historical demography on the one hand, family history and ethnology on the other hand, have built still narrower links. The first one concentrated itself on the influence of demographic processes on family forms; the second ones tried to illustrate the impact of family system on demographic dynamics. The results largely illustrated the variety of solutions put into effect by families to ensure their reproduction. Far from being a limit for the interpretation possibilities of family systems, this variety represents on the contrary a real wealth and this even more since new methods, among which event history analysis, should make it possible to estimate the impact of short run on strategies on the long run at the family level, i.e. those of transmission between generations.

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Guy Brunet et Alain Bideau

Démographie historique et généalogie

Résumé

Parmi les nombreuses pistes explorées pour renouveler les approches en démographie historique, la redécouverte de la généalogie propose des analyses originales. Suivant l’approche privilégiée (ascendante, descendante ou rayonnante), les questions auxquelles la démarche généalogique permet de répondre sont diverses et multiples. L’emploi de la généalogie par les historiens démographes les rapproche des chercheurs d’autres disciplines qui ont pour objet commun l’analyse des comportements des populations humaines : ethnologues, biologistes et généticiens des populations mais aussi historiens de la société et des mentalités. Toutefois, ces rencontres interdisciplinaires supposent parfois une adaptation des concepts : par exemple, l’emploi de corpus généalogiques repose sur une définition de la population observée, inhabituelle pour les historiens démographes, définie sur une base familiale et non plus administrative, géographique ou sociale.

Summary

Original analyses emanating from the rediscovery of genealogy have joined with many other new perspectives in the attempt to replenish historical demography. Based on the chosen approach (ascending, descending, or radiant), the genealogical perspective has allowed for the study of diverse and multiple issues. The use of genealogy by demographic historians allows them to join forces with other researchers whose common goal is the analysis of human population behavior: ethnologists, biologists, and population geneticists, as well as historians of society and mentalities. However, these interdisciplinary encounters often require readapting concepts: for example, the use of genealogical data necessitates the definition of the population under study, one based on a family foundation and not an administrative, geographical, or social one. This constitutes an unusual procedure for demographic historians.

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Maria Luiza Marcílio

La démographie historique en Amérique latine: un bilan

Résumé

La démographie historique s'est implantée dans les grands pays d'Amérique centrale et du sud en tant que discipline nouvelle au cours de la décennie 1960. Elle a permis de défricher de nouveaux territoires, de proposer de nouvelles estimations de la population et des effets de la colonisation européenne. Les écoles californienne, anglaise et française y ont eu une grande influence tant par les chercheurs formés que par les méthodes développées et les orientations impulsées. Le dynamisme de cette histoire inédite s'est traduit par la création de centres de recherche, d'outils de travail, de revues. L'auteur fait ici le point sur cette période historique, sur la crise qu'a ensuite traversée la démographie historique, et sur les grandes questions qui permettent aujourd'hui son renouvellement. Il s'agit en particulier d'un retour sur la question de la population indigène à la veille de la con-quête et d'une multiplication des recherches sur les formes familiales, sur le sens à donner au concubinage et sur les conditions de l'enfance, sujets d'une actualité certaine.

Summary

As a new discipline, demographic history took root in the larger countries of Central and South American during the 1960s and 1970s. It has opened doors towards exploring new territories, proposed new population estimations, and refined the analysis of the effects of European colonization. Californian, British, and French research perspectives have played an important role through their researchers who have developed methods and orientations. The dynamics of this novel branch of history has resulted in new research centers, unprecedented investigative tools, and published reviews. In this text, the author evaluates this historical period, as well as the crisis that swept over the discipline and the important issues today that are contributing to its renewal. Particularly at stake is the return to the issue of the indigenous population right before colonization and the multiplication of research on family forms, the significance of concubine practices and childhood conditions, all of which echo in contemporary debates as well.

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Scarlett Beauvalet-Boutouyrie

La femme seule à l’époque moderne: une histoire qui reste à écrire

Résumé

Ce n’est que dans les années 1980 que la femme seule est apparue comme un nouveau champ d’étude pour les historiens. Pourtant, alors que pendant toute l’époque moderne la proportion de femmes seules avoisine le quart de la population adulte féminine, le sujet est resté relativement peu exploré, surtout en France. Cet article a donc pour objet de faire un bilan des travaux sur le sujet et de mettre en évidence les pistes de recherche suggérées par les chercheurs. Ce sont les réalités démographiques de la solitude féminine qui sont pour l’instant les mieux connues. Les femmes seules représentent une part relativement importante de la population, une part qui n’a cessé d’augmenter dans tous les pays d’Europe depuis la fin du Moyen Age. Bien que le phénomène soit largement urbain –en ville, c’est près d’une femme adulte sur deux qui vit en dehors de l’état du mariage- il est aussi notable dans les campagnes où les foyers de veuves pèsent d’un poids non négligeable. L’image et le statut de la femme seule, et par conséquent les réalités économiques et sociales qui en découlent, sont fortement influencées par l’état matrimonial. Il apparaît en effet clairement que si la situation d’une veuve peut sembler par bien des points assez favorable, il n’en est pas de même de celle de la femme célibataire. Cependant, le niveau de fortune conditionnant pour une bonne part cette situation, il convient de multiplier les études de cas individuels afin de mieux déterminer la place qui était réellement celle de la femme seule.

Summary

Not until the 1980s did the single woman become a new object of study for historians. Despite the fact that throughout the entire modern era, the proportion of single women made up almost a fourth of the adult female population, this area remained relatively unexplored, especially in France. This article presents and evaluates existing research and seeks to promote new avenues of research to be undertaken. So far, demographic data relative to single women constitutes the most solid material. The number of single women, representing a relatively large proportion of the population, has continued to increase in all European countries since the end of the Middle Ages. Though this phenomenon is essentially an urban one - almost one adult woman out of two is unmarried - it can also be observed in rural areas where one finds a high concentration of widows. The image and position of the single woman, accompanied by resulting economic and social realities, are highly influenced by marital status. It can be clearly noted that though a widow's position is often a favorable one, this is not the case for the single woman. However, since the amount of personal fortune often shapes this situation, it is important to carry out several individual case studies in order to better determine the actual position occupied by the single woman.

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Nöel Bonneuil

Les modèles de populations à l’épreuve de l’histoire

Résumé

L'observation des données démographiques historiques et la reconstruction des populations du passé posent la question de la dynamique des forces démographiques – fécondité, mortalité, migration – et de la relation de celle-ci à l'économie et l'environnement. L'économétrie des séries temporelles a permis de traiter les fluctuations de court terme, mais aussi d'identifier des équilibres de long terme entre démographie et transformation du paysage économique et social. L'analyse en espace des phases restitue la forme du temps : équilibres temporaires, moments de transitions, heurts, ruptures… Enfin, la théorie de la viabilité permet d'introduire les stratégies d'acteurs, et de situer la chronique historique dans l'ensemble des processus rendus possible par les contraintes du moment.

Summary

Observing historical demographic data and reconstructing populations of the past invite us to investigate the dynamics of demographic forces –fertility, mortality, migration– and their relationships to economy and the environment. Time-series analysis has been used to study short-term fluctuations, as well as to identify long run equilibria between demography and transformations of the economic and social landscape. Phase space analysis restitute the shape of time dynamics: temporary equilibrium, transitions, sudden changes, and discontinuities. Viability theory further introduces human agency and actors' strategies, and situates historical chronicle within all those processes made possible by the specific constraints of the moment.

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Pierre Darmon

Une tragédie dans la tragédie: la grippe espagnole en France (avril 1918-avril 1919)

Résumé

Les premières manifestations de la grippe dite « espagnole », par référence à l’influenza qui, en 1890, tua 200 000 personnes en Espagne, apparaissent dans les tranchées de Villers-sur-Coudun vers la mi-avril 1918. Une première flambée déferle sur l’Europe entre les mois de mai et de juillet. D’une relative bénignité, elle met en évidence l’extraordinaire pouvoir de diffusion du virus grippal. Mais celui-ci ouvre la voie à un pneumocoque d’une extrême virulence dont certains médecins ont observé les méfaits dès le mois de février 1916. L’explosion épidémique qui ravage le monde entre les mois de septembre 1918 et d’avril 1919 résulte de la conjonction de ces deux facteurs. Le faciès du mal est terrifiant : grippe, bronchite, pneumonie, cyanose du visage et des extrémités, complications œdémateuses, asphyxie. La mort peut survenir en l’espace de quatre jours. Aussi n’est-il pas étonnant que le mythe d’une épidémie de peste pulmonaire ait pris corps dans l’imaginaire. En France, la grippe et, dans son sillage, la sinistre pneumonie, ont tué 210 000 personnes en huit mois, autant que la guerre pour une même période !

Summary

The first signs of the spread of “the Spanish flu”, in reference to an influenza epidemic that killed 200,000 people in Spain in 1890, were observed in the trenches of Villers-sur-Coudun towards the middle of April 1918. An initial wave swept across Europe between May and July. Relatively benign, it nevertheless demonstrated the extraordinary capacity a virus has of spreading. Subsequently, doctors noted an extremely virulent pneumococcus as early as February 1916. The ensuing epidemic explosion that ravaged the world between September 1918 and April 1919 resulted from the combination of these two factors. The symptoms were atrocious: flu, bronchitis, pneumonia, facial and extremity cyanosis, oedematous complications, and asphyxia. Death could occur in only four days. It is therefore not surprising that the myth of a pulmonary Black Plague epidemic took root in the collective conscious. In France, the influenza epidemic, followed by the horrifying pneumonia, killed 210,000 people in only eight months, as many people during the same time span of the war !.

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Isabelle Attané et Jean-Marc Rohrbasser

, De la multitude de la Chine: perceptions européennes d’un Empire au siècle des Lumières

Résumé

Observateurs et penseurs des Lumières manifestèrent un vif intérêt pour la Chine. Avant l’apparition progressive d’un mouvement de « sinophobie », la sinophilie prévalut en Europe dans la première moitié du xviiie siècle. Les questions de population, en particulier, préoccupèrent les observateurs au moment même où savants et lettrés occidentaux débattaient de l’éventuelle dépopulation du monde. Les récits laissés par les missionnaires jésuites soulignent deux caractéristiques de la population : multitude et prospérité. Les observateurs énumèrent un ensemble de facteurs favorables à la propagation en Chine, comme le climat ou les traditions, et un ensemble d’obstacles, comme la fréquence des fléaux. La valeur de ces observations est parfois remise en question, donnant lieu à une véritable critique historiographique. Aux missionnaires se joignent les arithméticiens politiques qui, à l’instar de prussien Süssmilch ou du hollansais Struyck, fournissent des estimations chiffrées que l’on peut avec fruit comparer entre elles ou avec les indications dont nous disposons à présent. Notre contribution vise avant tout à laisser parler les observateurs et à présenter les pièces d’un dossier inventoriant les perceptions que les européens purent avoir de la population chinoise au Siècle des Lumières.

Summary

Observers of the Enlightenment also demonstrated a keen interest in China. Indeed, before the emergence of a “Sinophobic” movement, the contrary, that is to say, “Sinophilia” prevailed in Europe during the first half of the 18th century. Population issues were those that preoccupied observers at the very time when Western scholars were debating over the predicted depopulation of the world. Jesuit missionary archives focused on two population characteristics; multitude and prosperity. Observers enumerated several factors favoring population expansion in China, such as the climate or traditions, as well as several obstacles, such as frequent and widespread diseases. The pertinence of these observations is sometimes questioned and has given rise to a genuine historiographical critique. Accounts by missionaries were joined by observations made by political mathematicians, such as the Prussian, Süssmilch, or the Dutchman, Struyck, who provided estimated figures that could either be compared and/or juxtaposed to data we now possess. This text provides a forum of expression for all these observers, and highlights the perceptions Europeans had of the Chinese during the Enlightenment period.

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