Annales de démographie historique, 2002 n°2

Les migrations au scalpel

Sommaire

John W. ADAMS, Alice KASAKOFF and Jan KOKMigration over the Life Course in xixth Century Netherlands and the American North: a Comparative Analysis Based on Genealogies and Population Registers  

Clé LESGER, Leo LUCASSEN & Marlou SCHROVERIs there life outside the migrant network? German immigrants in xixth century Netherlands and the need for a more balanced migration typology 

Violetta HIONIDOU“They used to go and come.” A century of circular migration from a Greek island, Mykonos 1850 to 1950 

Judith RAINHORNEnclaves et creusets matrimoniaux à Paris et à New York. Perspective comparée de deux expériences de mixité matrimoniale au sein de l’émigration italienne 

Leo LUCASSEN, Alice Bee KASAKOFF, Jan KOK, Robert M. SCHWARTZ, Autour du livre de C. pooley and J. turnbull: Migration and Mobility in Britain since the XVIIIth Century 

Colin G. POOLEY, Reflections on Migration and Mobility 

John W. ADAMS, Tom ERICSSON, Jan KOK, Leslie PAGE MOCH, Autour du livre de Paul-André Rosental : Les sentiers invisibles : espace, familles et migrations dans la France du XIXe siècle 

Paul-André ROSENTAL, Pour une analyse mésoscopique des migrations 

Guy BRUNET, Alain BIDEAU et Marie-Nolwenn GERBEVers une insertion sociale ? Le mariage des enfants abandonnés à Lyon au XIXe siècle 

Danielle GAUVREAULa transition de la fécondité au Canada. Bilan et essai d’interprétation 

John W. Adams, Alice Kasakoff and Jan Kok

Migration over the Life Course in xixth Century Netherlands and the American North: a Comparative Analysis Based on Genealogies and Population Registers

Résumé

Comme les sources pour l'étude des migrations sont dépendantes de chaque unité territoriale d'enregistrement, dès qu'une personne franchit une frontière, elle échappe ipso facto à l'observation des greffiers locaux. En conséquence, pour pister les individus mobiles, il faut user de sources couvrant une aire régionale, voire nationale. La chronologie et le déroulement des migrations dans la durée de vie des individus sont, pour cette raison, en pratique un champ d'études inexploré. Toutefois, de nouveaux types de données « micro », s'appuyant au moins partiellement sur des généalogies, offrent d'importants éclairages sur la mobilité du passé. Cependant, comme chacune de ces sources est à bien des titres unique, il est encore difficile de concevoir des mesures de la mobilité autorisant les comparaisons entre les échantillons de travail. Les généa-logies sont une source prometteuse, mais elles ne fournissent des informations sur les déplacements que lorsqu'un événement vital se produit. Les données sont donc « grossières ». Dans cet article, nous tentons d'expérimenter une telle approche en créant des généalogies « simulées » à partir des données de l'enregistrement hollandais qui s'avèrent en revanche plutôt « fines ». En comparant la mobilité observable dans les généalogies « simulées » avec les données fines des regis-tres de population hollandais, nous démontrons que les généalogies constituent une source fiable, notamment dans la période où les couples élèvent leurs enfants. Ainsi, en utilisant des mesures et des sources strictement comparables pour les deux pays, nous décrivons la mobilité brute pendant le parcours de vie aux Pays-Bas et dans le nord des états-Unis au xixe siècle, en termes de distance, et ce en tenant compte du caractère urbain ou rural des lieux quittés ou atteints. L'analyse se fait ensuite plus précise sur le calendrier de la mobilité au cours de la vie, largement concentrée autour de la période d'éducation des enfants, et nous montrons la tendance des familles à bouger durant des intervalles intergénésiques spécifiques. La portée des migrations de retour au sein des deux populations fait aussi l'objet de réflexions. En conclusion, nous nous servons des nuances repérées ici pour mettre en avant des modèles provisoires d'analyse des systèmes migratoires en général

Summary

Data for the study of migration are tied to specific local or regional record-keeping units, so when people cross a boundary they become lost to the observation of the local clerks. Tracing mobile individuals thus requires sources that cover a broad regional, even national, area. The timing and sequencing of migrations in individual lifespans is, therefore, a virtually uncharted field of study. However, new sorts of microdata, based at least in part on genealogies, do offer important insights into the nature of mobility in the past. Yet, since each of these sources is in many respects unique, it has been difficult to devise measures of mobility that can be compared across data sets. Genealogies are a promising source, but provide information about moves only when vital events occur. They are thus “coarse grained”. In this paper we perform an experiment by creating “simulated” genealogies from the Dutch register data which is otherwise quite “fine grained”. By comparing mobility that can be observed in these ‘simulated’ genealogies with the much finer grain of the Dutch population registers, we demonstrate that genealogies can be a reliable source, particularly during the child-bearing period. Then, using strictly comparable measures and data for both countries, we describe gross mobility across the life course in both 19th century Holland and the American North, in terms of distance and whether the settlements left and entered were rural or urban. We take a closer look at the timing of mobility during the life course, concentrating finally on the child-bearing period by analyzing the tendency to move during specific birth intervals. We also discuss the incidence of return migration in our two populations. In our conclusions we use the contrasts we have found to present some provisional models for the analysis of migration systems in general.

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Clé Lesger, Leo Lucassen & Marlou Schrover

Is there life outside the migrant network? German immigrants in xixth century Netherlands and the need for a more balanced migration typology

Résumé

À Rotterdam et Utrecht au xixe siècle, comme à Londres ou New York, les Allemands forment un groupe hétérogène. Pour autant, entre ces deux villes hollandaises, il est possible de dégager des nuances notables. Certes les possibilités différentes offertes par chacune des cités attirent des types logiquement différents d'immigrants allemands, du point de vue du sexe, des origines et des professions. Mais le plus frappant est l'opposition entre les modes migratoires. A Utrecht, environ la moitié des Allemands sont concentrés dans un petit nombre de niches, conformément au modèle habituel des chaînes migratoires. Rotterdam en revanche fournit un paysage plus dispersé, sans réel regroupement fondé sur l'activité professionnelle ou l'origine régionale. Ces formes de migrations hors-réseau, qui sont souvent sous-estimées par la littérature scientifique sur les chaînes migratoires, sont tout à fait passionnantes en ce qu'elles nous montrent qu'il convient de se garder de considérer toute migration comme profondément modelée par les réseaux personnels des individus mobiles. Par notre typologie à trois dimensions – « espace, temps, mode » –, nous voudrions suggérer combien serait utile de distinguer au sein des modes migratoires les migration à réseau, les migrations organisationnelles, enfin les migrations hors-réseau. Le concept de « migration organisationnelle » est plus large que la notion de « migration de carrière » développée par Charles Tilly et dont elle s'inspire. Dans notre cas, elle ne se réduit pas aux couches intermédiaires et supérieures de la société, mais comprend tous les migrants qui ont partie liée à ces sortes de réseaux professionnels. Ainsi à Rotterdam, ceux qui travaillent comme employé ou commis dans le commerce ou les firmes d'import-export, ainsi que les apprentis de multiples métiers (tailleurs, boulangers, bouchers…). Tous étaient au courant des possibilités spécifiques offertes par certaines villes hollandaises et ne se reposaient pas nécessairement sur des contacts personnels ou des réseaux sociaux pour effectuer leur migration. Quant aux migrations hors-réseaux, elles correspondent en définitive aux immigrants qui se déplacent de manière autonome sans se reposer sur des réseaux personnels particuliers et qui n'entrent pas dans des structures professionnelles organisées. Comme les précédents, ils sont avertis des perspectives que le marché du travail leur offre sur leur lieu d'arrivée, mais cette connaissance reste générale, sans information particulière sur des domaines spécifiques. Les servantes, les personnes employées dans le secteur de la restauration ou des transports entrent dans cette catégorie. Elles migrent parce qu'elles estiment qu'il y aura toujours du travail disponible dans une grande cité en expansion. Il est évident qu'une ville comme Utrecht est moins susceptible d'attirer ce genre de migrants « aventureux ».

Summary

Germans in nineteenth century Rotterdam and Utrecht, like in London and New York, formed a heterogeneous group, but between these cities some remarkable differences were found. Not only did the diverging opportunity structures of these cities attract different types of German migrants, with respect to gender, origin and occupation. Much more striking are the differences in the way the migration of these Germans was patterned and channelled. In Utrecht about half of the Germans were concentrated in a small number of niches, according to the classic chain migration pattern. Rotterdam on the other hand offers a much more dispersed picture, with virtually no combinations of occupational and regional clustering. These non-network migration patterns, which are often neglected by the literature on chain migration, are of special interest, because it shows that we should be careful not to view every migration mode as deeply embedded in personal networks. In our three-fold “space, time and mode” typology we suggest that it might be useful to make a distinction within migration modes between network, organisational and non-network migration. The concept of organisational migration is broader than Charles Tilly's “career migration”, by which it was inspired. In our case it is not restricted to the middle and upper segments of society, but includes all migrants who are part of these kind of occupational networks. In the case of Rotterdam: especially those working as clerks and assistants in wholesale and international trading firms, as well as apprentices in various crafts (tailors, bakers, butchers etc.). All of them were aware of specific possibilities in certain Dutch cities and did not necessarily depend on personal contacts and social networks to migrate. Non-net work migration, finally, refers to immigrants who move independently without relying on distinct personal networks, and who do not fit in organised occupational structures. Like organisational immigrants, they are aware of the possibilities that the labour market offers at their destination, but instead of specific knowledge, they rely on general information. Female domestics, people working in the catering business and those working in the transport sector fall in this category. They migrate on the basis of the idea that there is always work to found in a large and booming city. A town like Utrecht would be less likely to attract this type of “adventurous” immigrants.

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Violetta Hionidou

“They used to go and come.” A century of circular migration from a Greek island, Mykonos 1850 to 1950

Résumé

A partir du cas de l'île de Mykonos, cet article entend mettre l'accent sur l'importance des migrations temporaires de moyennes et longues durées (dites « circulaires ») au sein des populations grecques des xixe et xxe siècles. L'utilisation combinée de données quantitatives et qualitatives (histoire orale) produit une image inattendue des formes migratoires. Quelques destinations s'imposent successivement – Russie méridionale, Danube, états-Unis, enfin Athènes – pour lesquelles existent toujours un phénomène de chaînes migratoires. Parmi les membres des couches populaires, c'est la migration « circulaire » qui domine durant toute la période, et ce quelle que soit la destination. Elle dépend du sexe et de l'étape du cycle de vie, et la famille d'origine joue un rôle implicite ou explicite dans la décision de migrer des filles et garçons célibataires, surtout quand la destination était Athènes. En revanche, les migrants issus des familles aisées sont pour la plupart engagés dans une migration de long-terme. Au total, l'article penche en faveur d'une prééminence des migrations « circulaires » parmi les populations grecques.

Summary

This paper points to the importance of circular migration among Greek populations in nineteenth and early twentieth centuries. The study focuses on the island population of Mykonos. The combination of quantitative and qualitative data (oral history) provides a rounded and unexpected picture of migration patterns. A number of chronologically sequential migration destinations emerged—Southern Russia, Danube, USA and Athens—with chain migration being present in every case. Circular migration among members of the working class throughout the century was dominant and continuous irrespective of migration destination. Migration was sex and life-cycle specific and the family of origin played an implicit or explicit role in the decision to migrate of unmarried sons and daughters, particularly when the destination was Athens. In contrast, wealthy migrants were mostly engaged in long-term migration. Finally, the possibility of the dominance of circular migration among other Greek populations is raised.

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Judith Rainhorn

Enclaves et creusets matrimoniaux à Paris et à New York. Perspective comparée de deux expériences de mixité matrimoniale au sein de l’émigration italienne

Résumé

La mixité matrimoniale, à la fois facteur et indice de stabilisation et de sédentarisation des migrants, est un prisme à travers lequel envisager l'évolution de deux « Petites Italies », La Villette (Paris) et East Harlem (New York), entre la fin du XIXe siècle et l'entre-deux-guerres. Cette comparaison permet de mettre en lumière des comportements matrimoniaux sensiblement différents dans les deux espaces dont l'un, East Harlem, apparaît comme une enclave italienne au marché matrimonial quasiment clos, tandis que l'autre, La Villette, fait figure de creuset, favorisant davantage la mixité conjugale entre les migrants et les autres habitants du quartier.

Summary

Mixed marriages, at once a factor and a measure of the stabilization and settlement of immigrants, represent a prism through which it is possible toobserve the evolution of two “Little Italies”, the La Villette neighborhood of Paris and East Harlem in New York, between the end of the nineteenth century and the inter-war years. The comparison reveals significant differences between marriage practices in the two areas: East Harlem represents an Italian enclave characterized by a virtually closed marriage market, while La Villette represents a melting pot characterized by far more frequent mixed marriages between immigrants and other inhabitants of the neighborhood.

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Guy Brunet, Alain Bideau et Marie-Nolwenn Gerbe

Vers une insertion sociale ? Le mariage des enfants abandonnés à Lyon au XIXe siècle

Résumé

L'intégration sociale des anciens enfants abandonnés devenus adultes n'a fait l'objet que de très rares études. Dans cet article, nous abordons cette question à travers l'accès au mariage qui est une condition indispensable pour fonder une famille légitime La ville de Lyon recevait chaque année, au milieu du xixe siècle, un millier d'enfants abandonnés, voire plus. Parmi ceux qui parvenaient à l'âge adulte, peu prenaient un jour un conjoint légitime dans cette même ville : dans les deux périodes étudiées (1872-1874 et 1891-1893) 688 mariages concernent au moins un ancien enfant des hospices. Grâce à la construction d'un échantillon témoin, il est possible de mettre en évidence quelques caractéristiques spécifiques témoignant de cette difficile insertion. L'accès au mariage est plus fréquent pour les filles de l'Assistance que pour les garçons, mais, pour tous, le mariage est célébré à un âge tardif. Les anciens enfants abandonnés, qui ont très majoritairement un statut professionnel médiocre, épousent presque tous des conjoints issus de familles légitimes, mais ceux-ci appartiennent aux classes les plus populaires, sont souvent des ruraux installés en ville depuis peu, et se marient eux-mêmes plus tardivement que les autres époux lyonnais. Les actes de mariage font aussi apparaître deux autres caractéristiques des unions impliquant un enfant abandonné : une pratique largement répandue du concubinage et la fréquente légitimation d'enfants naturels. Ces faits peuvent confirmer la difficulté rencontrée par les anciens enfants des hos-pices, en particulier les jeunes femmes, pour concrétiser une union légale. Lorsque l'insertion sociale par le mariage est possible, elle se réalise au terme d'un parcours difficile et au sein des strates les plus défavorisées de la population lyonnaise.

Summary

How foundling childen adapted later to adult life has very rarely been studied. This article deals with this question of social integration by studying marriage records. Marriage is a fundamental necessity for socially acceptable and respectable family life. In the course of the xixth century, a thousand foundlings, sometimes more, came every year into Lyon. Among those who reached adulthood, few were married in the city. During the two periods studied (1872-1874 and 1891-93), there were 688 marriages involving at least one former foundling. Using a sample statistical construction, we can see several specific areas which testify to the difficulty of foundling social integration. While marriage is more frequent among female former foundlings than their male counterparts, both groups, however, marry at a late age. The former foundlings, overhelmingly working in low paid jobs, marry almost all the time with someone legitimately born. The latter come from the lower classes-often from rural families newly arrived in the city-and marry later in life than other Lyonnais. Marriage licenses also show two other characteristics typical of marriages involving foundlings : The widespread practice of common-law marriage and frequent legitimazation of out of wedlock children. These facts show the difficulties faced by former foundlings, above all young women, in the effort to form a legal union. Where social integration by marriage is possible, it happens after a difficult journey and takes place within the most socially excluded segments of the Lyonnais population.

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Danielle Gauvreau

La transition de la fécondité au Canada. Bilan et essai d’interprétation

Résumé

La transition de la fécondité, amorcée au Canada à partir de la seconde moitié du xixe siècle, présente des contrastes régionaux saisissants. Elle s’est produite dans un contexte marqué par des différences culturelles et économiques majeures où s’opposent par exemple les deux provinces les plus populeuses : l’Ontario, majoritairement anglophone et protestante, avec des niveaux de fécondité parmi les plus faibles et le Québec, majoritairement francophone et catholique, avec des niveaux de fécondité parmi les plus élevés. Même si un tel contraste tend à accréditer la thèse d’une explication culturelle du déclin de la fécondité, nous ré-examinons ici cette interprétation à la lumière de travaux récents s’appuyant tour à tour sur les données agrégées ou manuscrites des recensements et même sur des sources qualitatives : les contrastes religieux apparaissent alors plus complexes que la seule opposition catholique/protestant ; le travail salarié des femmes joue également un rôle dans la différenciation des comportements reproducteurs, tout comme la fréquentation scolaire des enfants et le milieu de résidence des familles. Même s’il est difficile de parvenir à une compréhension complètement satisfaisante de ces phénomènes, la conjoncture récente semble permettre de nous en rapprocher.

Summary

The Canadian fertility transition begun in the second half of the nineteenth century was characterized by stark regional contrasts. It took place in a cultural and economic context marked by diversity, not least in the experiences of the country’s two most populous provinces: Ontario, with its English-speaking Protestant majority, had among the lowest fertility levels in the country, while French-speaking, Catholic Quebec had the highest. Although these contrasts might be seen to lend weight to cultural explanations of fertility decline, this article re-evaluates such interpretations on the basis of recent work that draws on aggregate census data, on micro-level census data, and to some extent on qualitative sources. Using this new research, the essay provides a more detailed picture of the trends and differentials that characterized fertility decline in various regions, demonstrating that the Canadian fertility experience was nothing if not heterogeneous. The study of religion, for example, reveals greater diversity than the expected Catholic/Protestant dichotomy; women’s paid labor also played a role in the differentiation of reproductive experiences, as did children’s school attendance and the milieu in which families lived. Although the changes that were taking place are not yet fully understood, recent advances in research on Canadian fertility have brought us significantly closer to achieving this objective.

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